« Pied gauche, pied droit… pied gauche, pied droit…
pied gauche, pied droit… Allez, le couloir n’est que cette étape remplie de
notes rondes et symétriques… Non mais ça va pas, je déraille ou quoi ! Il
faut que je reste concentré sur un truc facile !! Pied gauche, pied droit,
pied gauche, pied droit… Le cerveau embué, on doit être pas loin de 7500 m. On est à 7500 ! Putain j’ai froid …
j’ai super froid aux pieds et aux mains… je ne les sens plus d’ailleurs… Il
faut que je m’arête pour les secouer… Mais que diable allais- je donc faire
dans cette galère ? C’est vrai ça, comment j’en suis arrivé la ?? »
Petit retour en arrière (bruit du magnéto qui rembobine)
Nous sommes tous les 4 au pied de la face sud du
Shishapangma. Blottis dans la VE 25. Nous campons un peu sous les séracs à
5900m. Le vent est super fort et fait battre notre petit abri de tissu. Notre
routeur nous l’a bien annoncé : Il faut partir dans le vent si nous
voulons avoir un répit au sommet. Mais la
c’est quand même taquet. Nous n’avons pas encore passé la rimaye que déjà nous
y laissons de l’énergie. Le créneau de beau est bien la mais avec lui ce fort
vent (60 km/h) qui souffle plein ouest voir sud-ouest.
Mon cerveau fait des nœuds à force d’élaborer toutes les
stratégies possibles. Essayer de calculer à quelle heure nous arriverons à tel
bivouac, combien de temps pour faire fondre la neige et remplir 1l d’eau. Quoi
manger ? Quand ? Ou ?
J’ai lu Messner et Benoist, mais plus récemment « Le
guerrier pacifique » de Millman. Alors j’adopte cette stratégie : Ou
sommes nous ? ICI ! Quelle heure est il ? MAINTENANT !
Chaque jour est un de pris, chaque nuit gagnée nous rapproche du sommet. Pas
plus loin. Vivre l’instant présent.
Le 12 mai nous passons la rimaye. La petite neige tombée la
veille s’écoule en bon gros spin drift sur nos têtes. Les rafales de vent
finissent de bien nous réveiller. En revanche les conditions de progression
dans le couloir sont au top. Une neige quick-quick dans laquelle juste les
pointes avants des crampons neufs s’enfoncent. Doucement mais surement nous
rejoignons le bivouac à 6600m. Bivouac bien connu car c’est jusqu’ici que nous
sommes venus nous acclimater. Nous retrouvons la dépose de bouffe, gaz et
matos. Tant pis pour une ascension en pur style alpin ! Nous faisons avec
les moyens du bord ! Une journée de prise… la nuit est un enfer. Le vent
bat à tout rompre les parois de la petite tente d’ascension. J’ai l’impression
qu’elle va s’arracher, qu’on va tous finir en bas… Je ne suis même pas vaché,
quel con ! Je fini par m’endormir.
13 mai. « Et deuxième jour dans le Shisha… des
conditions pas faciles ». La progression est la même que la veille.
Couloirs, pentes de neige dure à 50 °, lignes de fuites époustouflantes qui
couperaient la chique aux plus chauds des skieurs de pentes raides.
Parfois
nous posons quelques broches dans la glace. La corde qui nous relie à 30m est
plus un lien mental qu’autre chose. Ne pas tomber… ne pas chanceler. Ah, je
crois que Maxou a mis le pied dans une crevasse. Je reste concentré sur la
tache basique que je me suis fixé : Je monte le pied gauche, puis je monte
le pied droit. Je monte le pied gauche, puis je monte le pied droit. Je monte…
ça va, on a compris !
Une longueur de glace assez raide nous attend. Un bon
4 ! à 7000m ça pique quand même. Nous arrivons dans la zone mixte qui
marque l’entrée du « pea pod ». Quelques longueurs faciles puis un
mur qui paraît ingrimpable ! En fait le Chat Moatti s’en sort avec une
quinzaine de mètres en M4.
Une traversée un peu pourri et nous voici dans le
couloir proprement dit. Ce couloir a la forme caractéristique de gousse de
pois. Les anglais Scott, Macintyre et Baxter-Jones qui ont ouvert cet
itinéraire en 82 l’ont d’ailleurs baptisé « Pea pod couloir ».
Nous
sommes à 7100m. Mon record d’altitude mais a cet instant je m’en fiche pas mal.
Je reste concentré sur mon programme robotique : pied gauche-pied droit.
Encore un petit effort et nous trouvons un bon emplacement de bivouac à 7200 m.
Il nous faut quelques efforts pour terrasser une plate forme dans la neige dure
et nous nous enfilons dans les tentes. Le réactor tourne plein pot. Soupe,
soupe, purée, soupe, purée, thé… S’en est trop pour Sébiche qui vomit son 4h et
son midi aussi ! Une journée de plus en moins. La « nuit » n’est
vraiment pas terrible. J’essaie de ne pas penser au sommet, de ne pas penser au
vent. Je me force à penser que demain c’est loin et que je recommencerai mon
petit jeu pied gauche, pied droit. Le réveil de 2h met fin aux questions.
Une bonne poudre énergétique, enrichie en plein de trucs
mais surement pas en goût (Vanille je crois) fera office de petit déjeuner. Ah
c’est mon tour de vomir !
Les barres, bonbons et gels énergétiques sont bien au chaud
dans la doudoune. Les 2 bouteilles de 50 cl aussi.
14 mai, c’est partit.
Nous apercevons des lueurs au camp de base. Thendi notre
sirdar en or a laissé allumé des lumières dans la tente mess. Un petit geste
qui fait chaud au cœur.
Nous nous mettons doucement en marche à 4h, avec un sac pour
2. Le mode nuit se prête bien au jeu du pied gauche, pied droit. Je ne me sens
pas trop mal, un peu dans ma bulle. Vers 6h le vent devient violent et le froid
mordant. C’était annoncé, mais la ça pique vraiment. Nous revoilà dans la
situation du départ…
« Putain, mais quel froid d’enc… ! -30°C à 7500m
avec en plus un vent à 50 km/h. Mon nez est gelé, ma pseudo moustache aussi, en
fait tout mon corps l’est ! J’ai l’impression d’être ivre, ou plutôt en
gueule de bois, mais le genre après une grosse cuite à la tequila !!!
C’est ABO.
Ne penser a rien d’autre que pied gauche, pied droit… au
prochain caillou nous pourrons nous réchauffer. Ah, le soleil tape en haut du
couloir. Prochaine pause à cette tache de soleil. Ne penser a rien d’autre que
cette tache de soleil. Ah, tiens, nous avons fini le couloir. 7950m. Plus que
100 m ! Ne pas penser à ce maudit sommet. Pente de neige à droite,
marcher, marcher bordel… pied gauche, pied droit… une arête. Oh, on voit les
plateaux tibétains, l’herbe… c’est beau ! Oh !! On voit l’Everest au
fond … c’est beau. 8000m. La barre. Ne pas penser au sommet, suivre l’arête…
D’un coup je me rends compte que dans une vingtaine de mètres, soit dans une
centaine d’enchainements de pied gauche, pied droit ça ne monte plus. Ca veut
dire sommet ! Et la ça devient trop dur de ne plus y penser. Ca me
submerge. Je chiale comme un gosse… en marchant ! Merde, on va y
arriver ! Impossible de m’arrêter de chialer. Mon masque pourtant Julbo
est rempli de buée. Mauvais sorcier des nuages, il avait raison, pas de vent à
12h. On y est. C’est magique.
Je chiale tout ce que je peux. Je repense à tout
le chemin pour arriver ici. L’entrainement, les sacrifices. Je pense à tous
ceux qui me manquent : La petite copine, la famille, les potes, ceux qui
comptent...Il y en a 3 autour de moi mais tellement qui sont loin.
Aie aie aie
c’est beau. Impossible à raconter. Combien de temps restons nous ici ? Oh
temps suspends ton vol ! 20 minutes en tout. Juste assez pour se reconcentrer…
pour la descente.
Le calvaire est loin d’être terminé. Pied gauche, pied
droit… mais vers le bas. Ca ne cessera donc jamais ? Le mythe de Sisyphe
et tout le folklore… plein le cul ! Nous avons la même lenteur
désespérante qu’a la montée : 100m/h au mieux 200m/h, mais cette fois sous
le soleil et sans vent. Nous rejoignons notre bivouac à 7200m. Soupe, thé… re
vomit ! Quelle horreur. Il faut se casser d’ici. Sebiche gère d’une main
de maitre les quelques rappels qui nous reposent à 6600m. Direct dans la tente.
Un petit paquet de bonbon, 50 cl de boisson énergétique, un dernier vomi et bonne
nuit ! Il nous reste 600m de pentes pas facile le lendemain matin, avec
des têtes de zombis et nous passons la rimaye.
Thendi, lionel et Benoit sont la pour nous accueillir. C’est
fini, on a réussit. Encore un peu de mal à saisir le truc, à profiter… mais ça
va venir.
Et maintenant ?
Plus dur, plus haut comme d’habitude ? Pas si sûr ;)
Tonio